En Asie, le phénomène est encore plus marqué. A Singapour, où l’anglais est la langue d’enseignement, les cours de mandarin débutent dès l’école élémentaire et se poursuivent dans le secondaire. En sortant du lycée, les élèves peuvent passer un test d’aptitude à la langue chinoise, lequel facilite l’inscription dans une bonne université.
En Corée du Sud, lorsqu’on se promène dans Myeondong, le quartier le plus commercial de Séoul, il n’est pas rare d’entendre des employés invitant en chinois les passants à pénétrer dans leur magasin. Dans ce pays, plus de la moitié des universités dispensent des cours de chinois, et plus de 100 établissements d’enseignement secondaire proposent le mandarin comme deuxième langue étrangère, après l’anglais. De plus, chaque année, 60 000 Coréens se rendent en Chine ou à Taiwan pour apprendre le chinois.
Méthodes taiwanaises
A l’origine de cet engouement, on trouve bien sûr la montée en puissance de l’économie chinoise et les opportunités d’affaires qui y sont associées. Mais, avant même que l’économie chinoise ne décolle, Taiwan avait patiemment labouré le champ de l’éducation en mandarin.
A l’origine, on avait envisagé l’enseignement de cette langue comme un moyen pour les Chinois d’outre-mer de conserver des liens avec leur culture d’origine. Mais les écoles spécialisées dans cet enseignement n’ont pas seulement eu pour étudiants des membres de la diaspora chinoise. Elles ont bientôt vu défiler des étrangers souhaitant apprendre la langue et la culture chinoises. Tout comme de nombreux diplomates, certaines personnalités politiques sont, dans leur jeunesse, passées par Taiwan pour apprendre le mandarin. L’ancien Premier ministre australien Kevin Rudd, premier chef de gouvernement occidental à avoir choisi lui-même son nom chinois [陸克文, Lu Kewen], a étudié au Centre d’enseignement du mandarin de l’Université nationale normale de Taiwan (NTNU, plus connue sous le nom de Shida), à Taipei, au début des années 80. L’ancien Premier ministre japonais Ryutaro Hashimoto a lui aussi suivi les cours du Centre d’apprentissage du mandarin de Shida.
Ces dernières années, le nombre d’étudiants étrangers a connu une augmentation lente mais régulière à Taiwan. Ainsi, montrent les statistiques du ministère de l’Education, le nombre d’apprenants du chinois est passé de 8 000 en 2005 à 14 000 en 2011.
Une formation « traditionnelle »
Les étrangers qui viennent étudier le mandarin à Taiwan apprécient généralement son style de vie, sa culture, et sa société libre et ouverte. Ils y découvrent aussi une langue dont l’écriture utilise toujours – comme à Hongkong d’ailleurs – les caractères traditionnels. Elément du patrimoine culturel que Taiwan est fier de préserver, les caractères traditionnels constituent aussi une clé inestimable permettant d’accéder à l’histoire chinoise. En effet, les sinogrammes simplifiés ont été introduits en Chine populaire en 1956. Les méthodes d’enseignement bénéficient aussi de l’atmosphère libre régnant à Taiwan. Elles y sont plus vivantes et plus flexibles. Quant aux matériels pédagogiques, ils sont pluralistes et respectent les cultures étrangères.
En fait, les manuels publiés à Taiwan et destinés à l’exportation existent généralement en plusieurs versions dont les contenus et le vocabulaire tiennent compte des différentes cultures. Une édition destinée au marché nord-américain comprendra par exemple une leçon parlant d’une assemblée dominicale au temple ou une visite à Chinatown, alors que celle ayant pour cible le marché philippin décrira en chinois les beautés de l’île touristique de Cebu. Ce type de contenus permet aux étudiants de faire l’acquisition du vocabulaire nécessaire pour présenter leur pays ou leur vie quotidienne à une personne de langue chinoise.
Transition
Il faut reconnaître toutefois que la concurrence est de plus en plus vive sur le marché de l’enseignement du chinois. En 2012, Taiwan a même enregistré pour la première fois une baisse du nombre d’inscrits, avec environ 1 000 étudiants de moins qu’en 2011. Chen Po-hsi [陳柏熹], le directeur exécutif du comité en charge de l’organisation du Test d’aptitude en mandarin, met en avant, pour expliquer ce recul, « l’agressivité » de la Chine qui « vole » des étudiants à Taiwan.
Depuis 2004, note Chen Po-hsi, la Chine a établi outre-mer ses instituts Confucius, lesquels font la promotion des caractères simplifiés. Chaque année, elle consacre plus d’un milliard de renminbi à l’enseignement du mandarin, investissant dix fois plus de moyens humains et matériels que Taiwan dans ce domaine. La Chine dispose ainsi d’un avantage conséquent.
Les chiffres disponibles montrent que près de 200 000 apprenants étrangers séjournent chaque année en Chine dans le cadre de programmes d’apprentissage du mandarin, contre environ 14 000 à Taiwan. A l’étranger, on compte plus de 400 instituts Confucius et plus de 600 « classes Confucius » dans le primaire et dans le secondaire, le tout dans 108 pays, alors que seulement trois Académies de Taiwan et 64 centres numériques d’apprentissage du mandarin ont été implantés à l’étranger.
Tirer parti des atouts de Taiwan
Face à ses concurrents, qu’il s’agisse d’attirer des étudiants étrangers sur son sol ou de former des professeurs pour l’enseignement du chinois à l’étranger, Taiwan essaie de mettre en avant ses atouts. L’île souffre cependant, sur ce plan, d’un certain manque de coordination. Au sein de l’Etat, cette mission est répartie entre les ministères de l’Education, des Affaires étrangères, de la Culture et des Communautés d’outre-mer, entre autres administrations. Dans le même temps, des acteurs privés comme l’Association mondiale pour la langue chinoise, le quotidien Mandarin Daily News, ainsi que des universités, ont eux aussi lancé un certain nombre d’initiatives dans ce domaine.
Pour Howard Chen [陳浩然], directeur du Centre d’enseignement du mandarin de la NTNU, « en face, il y a un véritable plan de bataille, alors que nous sommes complètement désunis ». Viennent étudier le chinois à Taiwan essentiellement des chercheurs et des universitaires insistant pour faire l’apprentissage des caractères traditionnels, ainsi que des personnes convaincues par le bouche à oreille, détaille Howard Chen. Dans les deux cas, il s’agit de marchés dont la croissance ne peut qu’être faible.
Le cas du test d’aptitude au mandarin est typique de cet éparpillement des ressources, pointe-t-il. Alors que l’Université normale de la Chine de l’Est, à Shanghai, travaille avec les entreprises et permet aux étudiants qui passent avec succès son test d’aptitude de bénéficier d’un soutien pour la recherche d’un emploi, l’examen proposé à Taiwan n’a que peu d’effets pratiques. Si les titulaires du test taiwanais pouvaient plus facilement prétendre à un emploi dans l’île, cela permettrait à terme le recrutement de talents étrangers, estime Howard Chen.
L’éducation n’est pas seulement un impératif. Il s’agit aussi d’un secteur économique à part entière. Selon le ministère de l’Education, en 2011, le chiffre d’affaires de l’enseignement du mandarin à Taiwan s’est élevé à 3,9 milliards de dollars taiwanais. Etant donné la demande mondiale en professeurs de chinois, Taiwan pourrait aussi se fixer pour objectif d’exporter des professionnels formés sur son sol.
Les opportunités professionnelles ne se limitent d’ailleurs pas à l’enseignement stricto sensu. Elles s’étendent à la formation des professeurs, à la production de matériel pédagogique, à la gestion de plateformes d’enseignement à distance, etc., note Chiang Hsi-mei [江惜美], directrice du département de chinois langue étrangère à l’Université Ming Chuan. Sur ce plan, conclut-elle, Taiwan ne manque pas de ressources mais d’une approche globale cohérente.